Pour rester fidèle à ma manière, qui consiste à dire oui et à ne m’adonner à la contradiction et à la critique qu’indirectement et à mon corps défendant, je donne tout de suite les trois tâches pour lesquelles il faut des éducateurs. Il faut apprendre à voir, apprendre à penser, apprendre à parler et à écrire : le but de ces trois disciplines est une culture noble. - Apprendre à voir - accoutumer l’oeil au calme, à la patience, à laisser les choses venir à lui, remettre à plus tard le jugement, faire le tour, sous toutes ses faces, du cas particulier et le cerner. Tel est le premier degré dans l’apprentissage de l’activité intellectuelle : non pas réagir immédiatement à un stimulus, mais faire usage des instincts qui freinent et donnent du champ. Apprendre à voir, tel que je l’entends, c’est presque l’équivalent de ce que le langage non philosophique appelle la force de volonté : l’essentiel, en l’occurrence, c’est justement de ne pas vouloir, la capacité de suspendre la décision. Le manque d’intellectualité, la vulgarité reposent toujours sur l’incapacité de résister à un stimulus : - on est contraint de réagir, on suit toutes ses impulsions. Dans bien des cas, cette contrainte est déjà un état maladif, déclin, symptôme d’épuisement, - presque tout ce que les gros sabots non philosophiques désignent sous le nom de « vice » est tout simplement cette incapacité physiologique à ne pas réagir. - Application, une fois qu’on a appris à voir : quand on devra apprendre, on sera devenu en tout cas posé, méfiant, résistant. On laissera d’abord venir à soi tout ce qui est inconnu, nouveau, avec un calme hostile - on en retirera la main. Rester ouvert à tous les vents, se mettre à plat ventre avec servilité devant n’importe quel petit fait, être à tout instant prêt à bondir pour prendre place, pour se précipiter
sur autrui et sur ce qui est autre, bref la fameuse « objectivité » moderne, c’est du mauvais goût, c’est par excellence j un manque de noblesse.

Apprendre à penser : dans nos établissements d’enseignement, on ne sait plus ce que c’est. Même dans les universités, voire parmi les véritables spécialistes de philosophie, la logique comme théorie, comme pratique, comme métier, commence à péricliter. Qu’on lise des livres allemands : on ne s’y souvient même plus que penser exige une technique, un plan d’exposition, une volonté de dominer le sujet, - que penser s'apprend, comme la danse s'apprend, et justement parce que c’est une sorte de danse... Qui, chez les Allemands, connaît encore ce léger frisson que le pied léger dans l’ordre de l’esprit fait passer dans tous les muscles ! - L’attitude raide et empotée de l’esprit, la main gourde pour saisir les choses - c’est à ce point allemand que l’étranger ne le distingue pas de la nature allemande. L’Allemand manque de doigté pour saisir les nuances,... Le seul fait que les Allemands aient pu supporter leurs philosophes, et, pour commencer, le plus rabougri des estropiés du concept, le grand Kant, voilà qui en dit long sur la grâce des Allemands. - Le fait est qu’on ne saurait exclure la danse, sous toutes ses formes, d’une éducation noble, l’aptitude à danser avec les pieds, avec les concepts, avec les mots : dois-je ajouter qu’il faut également savoir le faire avec la plume, - qu’il faut apprendre à écrire ? - Mais là, alors, je deviendrais pour les lecteurs allemands un mystère complet...

Friedrich Nietzsche, « Crépuscule des idoles »,

« Ce qui échappe aux Allemands ».

quizQuestions du QCM

  • 1 Quel(s) titre(s) donneriez-vous à ce passage ?
  • 2 Ce que le langage non philosophique appelle « force de volonté », est :
  • 3 Que signifie, selon l’auteur, le mot « vice » ?
  • 4 Réagir immédiatement, est :
  • 5 « Le manque de noblesse » s’applique-t-il à « l’objectivité moderne » ?
  • + 4 questions